Et la périphérie

Jean Louis Pradel, Paris-Sydney, Mars-Avril 1984


Otto : Je me permets seulement de faire remarquer que pour ce qui est d’une promenade au clair de lune, nous rencontrerons quelques difficultés … Car il n’y a pas de lune.
Erna : Nous nous contenterons des étoiles s’il le faut … Madame Meinhold (elle regarde le ciel) : Je crains que vous deviez vous passer également d’étoiles ce soir…
Erna : Alors précipitons nous hardiment dans les ténèbres.
Genia : Oui, Erna, et ce serait peut-être plus drôle que tout.

Arthur Schnitzler, Terre étrangère - Acte 2


La peinture de Christian Bouillé ne nous raconte que des silences dans des espaces incertains. Ces peintures du bord de l’eau entre ciel et terre dont les figures nous ignorent, ponctuées d’éléments réalistes, définissent des espaces infinis, traversés d’une foule de traces concrètes qui jouent à nous égarer. La toile est ici le champs clos d’un inventaire des moyens de la peinture, de ses gestes et de ses leurres, dont le savant désordre est orchestré de main de maître. Cette virtuosité, cette aisance à conjuguer le trompe l’œil et le collage, de paisibles aplats et de fougueux coups de brosse, toutes sortes de transparences et les déchirures, offrent au regard une surface où la peinture apparaît comme une histoire faite de ruptures. Peinture en archipel, elle est à l’image d’un monde irrémédiablement brisé où la mémoire et l’oubli charrient épaves et promesses.

Le désir de peindre est alors ce fil tendu au-dessus du désastre que la passion véhémente du peintre traverse à ses risques et périls. Rien n’est jamais acquis aux yeux de spectateurs qui exigent ce tout ou rien qui seul lui importe. Ce risque de chaos est celui que chaque toile de Christian Bouillé prend avec le monde de la peinture, d’où ces images d’homme solitaire appuyé sur le vide. La peinture aujourd’hui n’a plus d’excuse et de prétexte. Seul importe le spectacle de son enjeu, d’où ce goût de l’inventaire, cette volonté de s’approprier ce territoire, d’en tracer sans cesse les limites pour tenter de les repousser. Mais cela ne va pas sans rencontre. Le pêcheur à la ligne, Claude Monet ou un lecteur de journal chinois sont l’effet de la même persistance rétinienne qui retient quelques images d’un film qui en compte vingt-quatre à la seconde, le feu rouge de la voiture qui vous a précédé avant de se perdre à jamais dans le flot de la circulation et la nuit, ce combiné téléphonique se balançant au bout de son fil comme un pendule cherchant l’écho disparu d’un abonné absent . Autant d’indices d’un récit suspendu dont les traces ponctuent l’œuvre du peintre qui, à l’instar de celle revenue souvent d’un essuie glace, promettent une hypothétique transparence, cette visibilité sans faille à laquelle la peinture n’a jamais pu que prétendre en la masquant sous peine de se perdre tout à fait. Les hasards du calendrier m’ont conduit à écrire ce texte en Paris et Sydney alors que m’accompagne le texte de « Terre étrangère » dans lequel j’ai glissé les ektas que Christian Bouillé m’a confiés de ses tableaux.

(Il y a dans tout cela tant de complicités tissées à mon insu ?) que je ne peux manquer d’y voir les signes d’une peinture qui a pris son essor, qui, aux dimensions du monde, n’a que faire des querelles formalistes ou de celles qui déchirent à plaisir les chapelles parisiennes.

Envoyé d’un port du bout du monde pour un port du bout de la France, ce texte aurait du dire comment l’expérience des limites menées par la peinture de Christian Bouillé est aussi celle d’une errance qui conduit sûrement vers cet ailleurs que nous cherchons obstinément au bout de nos passions.

Il en va des peintures comme des navires de nos nostalgies, s’il y en a tant qui restent désespérément au port, il y en a parfois toutes sirènes hurlantes, qui sont en partance.

Il s’agit pour nous de ne pas manquer le départ.



Galerie Nina Dausset

Jean-Philippe Domecq, 1979


Les plans de l’eau

Soit trois plans : d’eau, d’herbe, de verre dépoli. Ajoutons un point (sur le i du pilotis), une droite (le fil tangent à la surface de l’eau), laquelle est rigoureusement parallèle à une des arêtes de la plaque de verre ; voilà qui a tout l’air d’une stricte leçon de géométrie plane, adoptant pour éléments de démonstration les règnes minéral, végétal et aquatique. Soit dit en passant, la peinture pourrait bien être, aussi, matrice à géométries variables.

À l’intersection des plans, trois petits accidents ont été circonscrits - hasardés avant d’être concertés - :
- Un bris de verre fiché dans l’herbe
- Un casque métallique (la troisième dimension !) entre herbe et eau
- Une épaulette écarlate (on serait tenté d’y voir un toupet bien indécis), qui surnage.


Donc, après s’être joué des rigueurs géométriques, ce peintre aurait orchestré de menus incidents. Déjà notre attention pourrait se complaire à une opposition si tranchée et s’octroyer quelque sourire entendu devant un piège visuel aussi balancé. Mais la chimie de l’intuition picturale requiert les bonheurs du caprice et distille des vertiges plus dialectiques. Aussi « l’accident-toupet » sera-t-il rattaché aux règnes des plans - tiré au cordeau, pourrait-on dire - par un fil bien tendu ; et la confusion sera nouée à l’ordre sans qu’on l’en puisse plus découdre. Enfin, au cas où notre regard serait de se rasséréner en renouant avec la géométrie par l’entremise du fil tangent, celui-ci s’est vu doté d’une plaquette rectangulaire, qui certes est rectangulaire mais aussi d’un modelé et d’un matériau très aléatoires. Où l’on voit que le vertige ne nous happe vraiment qu’à l’instant précis où les ondes de perturbation empiètent sur les calmes plans d’eau.

Mais qui rêve sur ce sommeil des eaux ?  Narcisse souhaiterait un reflet sans mélange, un vertige plus affecté, moins paludéen. On songe plutôt au Dormeur du Val, de Rimbaud, « souriant comme sourirait un enfant malade
… étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. »
Car comment voit-on, pour la dernière fois, quand l’eau va nous boire ?  Il aura appartenu à la peinture - qui est affaire de tact - de nous révélé l’alpha et l’oméga au creux d’une rétine à fleur de néant. Plutôt qu’au désespoir, on a cédé à l’entreprise voluptueuse des plans qu’ourdit l’eau dormante,
«  C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons ».



Livre Yeo - Alin Avila

Anne-Marie Pallade, 2000.


Une manière de raconter le monde.

Le rêve permet à Bouillé de quitter le terrain de la réalité, d’accèder à des contrés où il s’invente une manière de regarder le monde.

Son atelier respire le vagabondage, il exhorte au voyage.

De toiles en toiles, flâner, contempler…

L’œil, écriture de la lumière s’accroche à un fragment.
L’espace. Il décolle à bord d’un avion rouge flamboyant.
Il saisit l’accord étonnant dans le ciel qui paraît presque violet, avec des sables mêlés de poudre d’or.
Inlassable curieux, il flotte et s’immobilise au-dessus d’une palmeraie luxuriante.
Il capte le vert éclatant de ses larges feuilles et nous fait entrer dans l’œuvre comme le premier vers d’un poème.
Il court, enregistre des images furtives, pareilles au mirage du désert.


Images à la sauvette.
Visions fugitives de personnages lointains.


Défilé d’objets singuliers, traînées de couleurs pures qui suggèrent plus le sujet plus qu’elles ne le définissent… et des traces… des traces, avec des lumières d’aubes blanchissantes.

Une manière de regarder le monde que ces rencontres visuelles, inattendues que Bouillé s’applique à saisir et à fixer dans l’instant même où elles se produisent, au hasard de ses visions.

Silence.

Ultime temps de pose sur un enfant équilibriste à la salopette bleue, suspendu dans le champ de la toile.
Bouillé courtise l’accidentel.
Bouillé ne raconte pas.
Bouillé crée pour nous un monde de jamais vu.