Représenter est un grand danger. Entretien avec Christian Bouillé. 

Paru en décembre 2005, dans le numéro 1 de la revue Possibilities


Christian Bouillé : Celui-là, j’avais donné un titre... Je pensais le retirer, parce que je me disais que j’étais en train de devenir dingue. Je trouve que c’est un tableau un peu bizarre. J’allais appeler ça Via Nietzsche. Ça m’a fait peur, dans le rapport à cet événement.
Pablo Durán : Au contraire, je ne sais si un peintre a jamais cherché à peindre cet événement. Je pense que c’est la première fois qu’est peint ce moment particulier.
– Extrême...
Là, c’est un enfant.
– Oui, c’est pour ça que je l’ai appelé « Via Nietzsche ».
C’est étonnamment explicite par rapport à des tableaux où tu pouvais utiliser la même technique visuelle, mais où le sens était délibérément brouillé, ou détourné. Là le tableau est direct, tout en conservant sa part d’invisible.
– C’est justement ce que j’ai à faire. Ce poing dans la gueule. Il faut que ça cesse d’être cet espèce d’« espace du malentendu ». Parce que brouiller les cartes, sans arrêt, sans arrêt... En plus de ça, ça avait commencé à m’inquiéter... A une époque il y a eu une confusion. Notamment dans une salle de vente publique, où quelqu’un, qui n’achetait en général que de la peinture abstraite, a acheté deux Bouillé en les ayant vu en coup de vent.
Ah ! Il n’a pas vu qu’il y avait des petits personnages !
– Non, il n’a rien vu. Voilà. Comme tu dis, tu embrouilles, tu enterres les pistes derrière toi, et donc, le regardeur, comme il est paumé, il ne passe pas à l’acte.
A mon avis tu es en train de sortir de la critique du regardeur pour retrouver la peinture dans sa plénitude.
– Et dans sa passion, tout simplement, qui est, que je le veuille ou non, unique. Et comme par hasard, ça fait très longtemps que c’est dans ma tête... Des amis me disent à propos de choses anciennes : « Oui, vraiment, tu devrais repeindre des choses comme ça, parce que c’est la grâce ». Voilà. Toutes ces dernières années, j’ai entendu beaucoup trop souvent cette phrase...
Ce n’était pas inutile de vouloir mettre en défaut la représentation.
– Au contraire, c’est ce que j’allais te dire, tu me voles mes mots. Je crois profondément qu’il était absolument nécessaire que j’essaye de me perdre. Contrairement à certaines personnes qui remettent les pieds dans le vieux sabot... Le résultat c’est qu’il n’y a rien de transgressé, ça devient mou.
« Via Nietzsche » est un tableau très provocant, je ne parle pas seulement de la peinture, je parle de ce qu’elle nous dit. C’est ce que l’on devrait faire et que l’on ne fait pas. C’est donc un tableau qui nous parle parce que l’on sait parfaitement de quoi il parle, et que, en tout cas, moi, cela m’engage à te suivre !
– Cela rejoint ce dont on parlait : l’objectif. Ce n’est pas par hasard, après avoir fait ces choses, ces grands dessins là-bas au fond, que je visite un musée et que je me prends ma claque avec un Vélasquez, parce que c’est tout à fait dans l’optique d’une chose définitive. Je vous mets ça dans la gueule, voilà. Et c’est ça qui peut convaincre, effectivement. Des images fortes.
Il y a quelque chose dans ce tableau qui était déjà présent dans ceux des années 80, ceux des grandes barres bleues, c’est la notion du passage d’un état à un autre, d’un moment à un autre, et ce tableau c’est ça pour moi.
– Ça c’est pareil (Christian sort un autre tableau), ça m’intéresse beaucoup. Une autre histoire. Curieux... Il n’y a que le sapin qui n’est pas fini. Il y aura plein de petites ampoules lumineuses. Tu vois, d’un seul coup, justement : permission... Là c’est un peu comme si la main gauche s’y mettait.
C’est la première fois que je vois dans tes tableaux un personnage aussi inquiétant.
– Dans quel sens ?
On ne sait si c’est une victime ou un bourreau.
– Ecoute, voilà : la proie et le prédateur mêlé. Ça fait partie des choses que je veux aussi libérer. En même temps que Via Nietzsche, qui est une espèce de précision, affirmer, affirmer, affirmer. J’ai très envie aussi... Ce que j’envie chez vous, les écrivains, c’est l’idée d’un scénario. Ça rejoindra peut-être un peu ce que tu disais à propos des tableaux...  Au lieu de ne peindre, comme ce que j’écris aussi d’ailleurs, que des fragments. Des fragments d’une histoire, mais jamais une histoire. Alors que vous, vous parlez d’un sujet du premier mot jusqu’à la fin. C’est ce que j’aimerais arriver à faire. Même là (Christian montre un autre tableau), tu vois, ces superpositions... J’ai envie de faire comme une bande dessinée, avec en même temps, à chaque fois, une phrase, ou je ne sais pas quoi.
Ce tableau... Je le vois comme la confrontation entre une expérience que l’on n’est jamais en mesure d’appréhender dans sa totalité et sa prémonition. Et je vois ça à cause... des tête-bêche, oui, mais aussi de ce rapport étrange des trois images qui sont proches de la peinture que tu faisais avant, dans lesquelles on retrouve...
– Oui, ce côté historiettes comme ça...
Ces amas de choses utilisées par des gens, on ne sait pas ce qu’ils font avec, on ne sait pas à quoi ça leur sert, ils ont l’air de vivre à l’intérieur d’une histoire dont on a le plus grand mal à savoir de quoi elle est faite. Et cette espèce de dislocation complète du réel dans ce qu’il peut avoir apparemment de plus tangible, à savoir un pont, une voiture sous cellophane...
– C’est une affiche que j’ai prise dans une imprimerie. C’est intéressant ce que tu dis au sujet de ce tableau.
Oui parce qu’il y a toujours eu pour moi... C’est ce qui te rapprochait de Daniel Pommereulle : toujours conserver dans l’utilisation d’un langage son ouverture à la prémonition, sa possibilité, sans bien savoir exactement quelle est cette prémonition. Prendre ce risque.
– C’est ce qu’il y a de plus troublant. Ça s’installe, ça s’est installé depuis très longtemps, dans l’être. Il suffit de lire Rimbaud ! Ce qu’il a écrit, c’était la mise en place de ce qu’il a vécu après. On est bien d’accord. Quand il parle d’aller se brûler les poumons, je ne me souviens plus très bien... C’est complètement prémonitoire, Rimbaud.
Sauf que, si l’on reste dans cette idée de confrontation entre une expérience incomplète et sa prémonition, avec ce tableau tu fais un truc que Rimbaud n’a pas fait. (silence) Je suis un peu abasourdi, parce qu’il y a beaucoup de tableaux que je ne connais pas. Et il y a des choses que tu ne mettais pas avant dans tes tableaux.
– Quoi, par exemple ?
Tu ne faisais pas de citation aussi franche, ce La Tour par exemple.
– C’est la deuxième fois que je cite ce personnage de La Tour dans une œuvre. J’avais fait cet enfant sur une feuille de carnet à dessin, feuilles que je déchirais à l’époque avant de les coller sur la toile.
Et alors, qu’est-ce que ça veut dire pour toi d’insérer des morceaux de tableaux, c’est parce que ces tableaux sont importants ? C’est une manière de lier la peinture à l’histoire de la peinture ?
– Ah non. Ce n’est pas pour ça. C’est uniquement le lien avec ces grandes bougies que j’ai trouvées, elles aussi, dans une imprimerie. J’ai fait un croquis en vitesse d’un personnage qui allume sa bougie par la grande bougie, et je me suis souvenu de ce tableau de La Tour. Mais ce n’est pas du tout pour faire, comme d’autres, une citation. Tu me diras, à ce moment-là, pourquoi n’as-tu pas fait une photo d’un personnage tenant une bougie ? Ce n’est pas par hasard. C’est vrai, c’est la deuxième fois que je cite ce tableau. Comme quoi, le rapport sacré à l’image... On parlait indirectement de ça avec un ami, à propos du rire. Très justement il me disait : « il y a des écrivains, quand tu les lis, comme Michaux, tu peux pisser de rire, même avec un sujet dramatique, et dans la peinture, qu’elle soit ancienne, ou récente, ou moins récente, qu’est-ce qui nous fait marrer ? Rien. » C’est intéressant de poser cette question. Est-ce que la peinture ne cessera jamais d’être comme ça une espèce d’icône devant laquelle on s’agenouille ? Même Duchamp ça ne fait pas rire, « La Mariée mise à nu » et tout le bordel, malgré l’humour absolument affolant de ce personnage. Etant donnés ça ne fait pas marrer non plus, alors que lorsqu’il parlait, Duchamp avait un humour fou.
Comme si, dès que la question de la représentation était posée et qu’elle atteignait son fond, à savoir, la question du voir, c’est-à-dire qu’est-ce qu’on peut voir, qu’est-ce qu’on ne peut pas voir, donc notre rapport à la sexualité, comme si dès qu’on était dans cette question il n’y avait pas la possibilité de rire. Qu’il fallait la traiter avec le plus grand sérieux.
– C’est pas Magritte qui nous fait marrer non plus. Même s’il y a un peu d’humour. On va dire : c’est de l’humour, et ça s’arrête là.
Dali pouvait faire rire.
– Attends... Dans quoi ?
Les têtes de Lénine sur le piano, par exemple.
– Ouais... C’est vrai. Peut-être que tu as raison, peut-être que le fait de représenter... Est-ce qu’on n’a pas, très lointainement en nous, ce même rapport que les Arabes, chez qui la représentation est bannie ?
Dans notre inconscient, il y a cet interdit.
– Et dès qu’on le transgresse, eh bien, ça ne nous fait pas marrer. C’est pour ça que cette question me préoccupe énormément : qu’est-ce qu’une vraie image ? C’est assez fou de se dire que peut-être notre rapport au visible, à la représentation, est une chose qui repose sur un interdit.
Voir est intimement liée à la sexualité.
– J’en suis intimement convaincu depuis toujours. Et c’est encore plus flagrant pour moi en vieillissant. Complètement. Il y a très longtemps j’ai vu quelqu’un au bord de la Seine regarder des gens en train de baiser. Et moi je regardais le mec regarder des gens en train de baiser. (Daniel  Pommereulle avait fait la même expérience, d’ailleurs.) Ça s’appelle « Le voyeur vu » !
La peinture ce n’est pas être voyeur...
– C’est un flagrant délit de vue. Comme quand on est môme et qu’on regarde des photos de cul d’une manière un peu illicite.
Et alors, qu’est-ce qui en peinture pourrait nous faire basculer dans le rire ?
– Je n’en sais rien. Je ne sais pas. Pourquoi Michaux réussit à nous faire rire ? En parlant de choses ravageuses... Plusieurs fois j’ai rigolé en lisant Michaux, bon ce n’est pas tout le temps comme ça, mais plusieurs fois : dans « Bras cassé »...
Le rire est tabou devant la peinture. L’on s’empêche de rire parce que l’on a souterrainement un rapport religieux avec les images. A ce propos, ce qui est frappant dans ton utilisation des images de l’actualité, c’est qu’en les faisant sortir de leur contexte, au point souvent de leur enlever leur signifiant commun, immédiat, tu nous extrais de notre rapport religieux à l’image qui est de voir dans chaque chose un sens déterminé, fixé, correspondant à un contexte, à une histoire... Finalement, tu peux utiliser n’importe quoi.
– Bien sûr. Comme disait Daniel : « n’importe où, n’importe comment, à n’importe quelle heure » ! Ça veut dire aussi qu’il y a une sorte de réapprentissage de la lecture du monde, où il y a tellement de choses et d’événements qui sont mis de côté, laissés à l’abandon, parce que justement ce n’est pas considéré comme quelque chose qui est dans ce qu’on pourrait appeler une « élévation ». C’est pour ça, quand tu parles de citation, bon, c’est vraiment quelque chose de très rare chez moi. Je suis absolument contre les quelques peintres que l’on connaît bien qui vivent là-dessus. Prends un sujet absolument ordinaire et fais-le peindre par ces peintres. Ils n’oseront jamais, parce qu’alors ils deviennent des peintres peignant des choses d’une couche sociale basse, à la limite : ouvrière. Pour la première exposition que j’ai faite à Paris, en 1977, j’étais dans une galerie qui montrait des peintres que l’on disait dans une lignée « fantastique », à laquelle j’étais assimilé, et un type, qui a voulu faire un bouquin sur eux, a dit une chose définitive, et complètement objective : « Non, je ne peux pas mettre Bouillé, ce n’est pas du fantastique, c’est prolétaire ».
Prolétaire ?
– Bah oui, puisque je vais chercher des choses qui ne sont pas du côté de la sublimation. Comme l’avait dit Petr Král dans le premier texte qui a été écrit sur moi : « Fin de l’imaginaire ». Il a vraiment vu très clair. Sublimer... Ce sont vraiment des mots, on se demande pourquoi ils existent. Pour tromper l’homme, parce que le monde, autour de nous, il est. Il est. On ne le sait pas vraiment. On a perdu les clés.
Tu vois, ce grand dessin, avec les fraises. Il résume presque tout. Tu as les têtes qui s’effacent (et le nombre de têtes qui s’effacent est exponentiel), et tu as deux personnages, il n’y en a pas quatre, il y en a deux, qui te regardent droit dans les yeux en piétinant un champ de fraises, devant les têtes qui s’effacent. Si je regarde ce que j’ai devant les yeux au pied de la lettre...
– On est bien obligé.
C’est ça. Et l’un des deux, ce n’est pas qu’il les porte en lui, non, mais d’autres personnages sortent de lui-même. Il est traversé par d’autres personnages.
– En se grattant la sourcilière d’un air un peu ironique. J’ai fait ça en une nuit et une journée, comme un excès de folie. Comme l’autre dessin, avec la cabine téléphonique.
Ça résume tout. Et donc ils s’envolent. Il y a l’avion pour dire ça.



Christian Bouillé : T’as vu c’est bizarre, hein ? J’ose pas trop le toucher. Tu vois les chaises, là, elles sont dessinées, je ne sais pas s’il faut que je les dessine au pinceau. Pas les peindre d’une façon réaliste, mais que je les dessine au pinceau, d’une manière graphique. Je ne sais pas. Des ampoules noires comme ça c’est bizarre. Il y a juste ça, tu vois, je vais peut-être rendre plus flagrant le visage. Je ne sais pas. Je suis un peu emmerdé.
Tu peux le rendre plus présent.
– Juste le visage. Pas les chaises. Celui-là, il est violemment attaqué, cet espèce de danseur comme ça, qui tombe. Celui-là je ne veux pas y toucher. Il ne faut pas. Tu es de mon avis ? Juste la femme. Rendre son visage plus lisible. Et ça, est-ce que je nomme graphiquement à coup de pinceau ou est-ce que je le laisse à l’état de crayon ? Je me demande si je ne ferais pas mieux de m’abstenir. Ou juste deux ou trois coups de précision. C’est très mystérieux ce tableau. Nommer le visage du haut, et je vais voir ce qui se passe après ça. Mais les ampoules je n’y touche pas du tout. Tu vois elles sont un peu méchantes... Les deux motocyclistes j’ai voulu les retoucher ce matin, j’ai dit « oh la ! Là, tu t’arrêtes », je voulais avancer dans la représentation et non non, stop it, interdit. C’est drôle, hein ? Parfois il faut y aller, comme là-bas, vraiment, que ce soit extrêmement présent présent présent, et à un autre moment non, c’est l’inverse qui se produit. C’est pour ça qu’il n’y a pas de chose définitive. Il n’y en a pas.
Et à quoi tu le sens ?
– Je m’embourbe. Je massacre. Mais dans ce cas-là (le visage du danseur), c’est l’inverse. Parce qu’il était fait, le visage. Et je l’ai plaqué direct. Je l’ai écrasé. Justement, je voulais ton œil là-dessus.
Dans quel ordre as-tu peint le tableau ?
– J’ai commencé par le haut. Par les personnages du haut. Avec lui.
Et tu l’as mis sur un fil, et le fil, tu lui as donné des lampes.
– Après j’ai fait ça.
Le fond noir existait ?
– Non. Tout ça c’est difficile... Je ne saurais pas te dire comment c’est venu. Tu sais, je regarde rétrospectivement ce que je fais, et, pour ne rien te cacher, pour moi, cela ressemble très souvent à quelque chose que je ne reconnais plus. Ce n’est pas que je ne le reconnais plus, je me dis « merde, comment j’ai pu faire ça, comment ça a pu arriver ? ». Très régulièrement.
Ce sont des associations spontanées ?
– Associations, je ne sais pas... Oui... Des trucs me paraissent invraisemblables, et pourtant ça tient le coup. Il y a une magie. De toute façon, il y en a une. Il y a un orage... Il y a un orage qui se passe.  Et après tu te dis « ce n’est pas possible, je n’ai pas pu faire ça ». Je n’arrive pas à comprendre comment j’ai pu arriver à dessiner des... Comprends pas.... Je ne sais pas.... Non non, je ne pige pas, franchement. Il y a des choses que je dessine profondément, taratata, mais il y a des choses que je dessine et qui restent un mystère. Si c’en était pas un, on resterait couché toute la journée. On se ferait vraiment chier. Mais ça m’intéresse, parce que c’est extrêmement bizarre. Ces espèces de tranches de vies... Ce matin, je me suis fâché, je lui ai éclaté la gueule. Cela fait quatre jours que je suis dessus. Il y a des choses qui viennent vite, et qui d’un seul coup disparaissent, et qui reviennent, qui disparaissent. J’y tiens beaucoup, à ces quatre ampoules. Ce personnage en équilibre et en tombé.
On a du mal à le fixer. A tout point de vue. L’œil n’arrête pas d’être appelé par un autre élément que celui que l’on regarde. Et ça rend la « compréhension » du tableau plus étrange, plus difficile.
– Une fois de plus.
Oui, mais les éléments sont affirmés.
– Ah. Et avec cette femme ça va tout changer.
Oui, parce qu’elle va nous regarder. Et puis... On est dans le mat et le brillant. On est dans le terne et le lumineux. Physiquement, émotionnellement, c’est très net. Lui, il a une lumière extraordinaire, et il y a celle-ci sur l’ampoule.
– C’est bien que tu me dises ça. En fait, il y a plusieurs sortes de représentation. A la fois le petit garçon en équilibre, et puis ces deux mecs, et en plus cette femme, cela fait trois sortes de représentation différentes. Les ampoules c’est pareil. C’est violemment fait.
Ce tableau est aimanté. Les éléments s’aimantent les uns les autres.
– Avec le cheval, ça fait partie de ceux que je n’ai pas envie de vendre. Je sens qu’il se passe quelque chose. Ta discussion l’autre jour, j’y ai repensé... A la fois ça m’a fait chier. Ce que tu m’as dit... ça m’a fait chier... Parce que je suis en plein dedans. Qu’est-ce que c’est la vérité ? Ce que tu disais, aussi bien du grand et du cheval... Ce nouveau petit tableau est venu comme une violence. Et je le reçois comme une violence. C’est très bien qu’on en parle, parce que même ce matin j’avais du mal à l’accepter. Mais il est invendable...
Honnêtement, tu y penses quand tu commences un tableau ?
– À ça ? Tu vois le résultat : ça s’explique très simplement... C’est impossible. Non, sinon, je ne pourrais pas peindre. Sinon je ne peindrais pas. Pour moi c’est la même chose que ce que j’écris... C’est la même chose... En plus de ça vous m’avez contaminé. (rires) Tu rigoles... Complètement contaminé... En même temps c’est formidable parce que je me dis : qu’est-ce que je fais d’autre en dehors de peindre ? Rien. Si j’ai des mots qui me traversent comme Jeanne d’Arc, autant les nommer, autant les écrire. C’est un ami qui me disait : « C’est quand même curieux, tu parles beaucoup du verbe ». Je ne sais pas pourquoi.
Parce que le verbe c’est l’action. Et c’est l’incarnation.
– Incarnation ? Oui...
Ce n’est pas la première fois que tu mets des ampoules ?
– Il y a quelques années j’avais fait un tableau avec un touareg, où il y avait des ampoules. Et je l’avais fait avant sur un tableau que j’ai détruit.
Comment sont-elles apparues ces ampoules ? Comment t’es-tu mis à peindre des ampoules ?
– Je ne sais pas. Je n’ai pas de réponse. Ou alors c’est tellement vieux...
C’est quoi, c’est la crudité ?
– La crudité ?
C’est toujours un peu violent. Ce n’est pas une lumière tamisée... Même le noir peut être cru.
– Il est pas grand, mais il fait chier. Il y a peut-être aussi un vieux souvenir d’une ampoule de Francis Bacon.
Voilà, on y est. Je n’ai pas osé te parler de Bacon la dernière fois.
– Eh bien pourquoi ? Moi, ça a transformé... Ça a déstabilisé complètement ce que j’étais, qui
était déjà en instance de déstabilisation, pour des raisons diverses, avec cette peinture ancienne que tu connais, qui me posait des questions, par rapport à laquelle j’avais déjà des doutes... Et un jour, j’ai vu une exposition de Francis Bacon. Chez Claude Bernard. La claque. Monstrueuse. Et là, voilà, on est en plein dans ce que j’ai dans la tête, je dis bien dans la tête. Cette espèce de réalisme absolu, qui est le va-et-vient entre, je ne vais pas dire l’abstraction, c’est un vilain mot l’abstraction, je n’aime pas ça, mais oui, c’est un peu ça en même temps – dix fois plus fort pour moi que Picasso –, où l’acte, l’acte de peindre, je dis bien l’acte... Tu vois ces ampoules c’est ça, c’est seulement des actes. Ce sont des ampoules bien sûr, mais ce sont des actes. Je me suis dit, putain, c’est ça, le réel. Violemment. Ce n’est pas pour ça que je suis dans l’expressionnisme. Mais en tout cas, j’ai pris ça dans ma petite gueule. Profondément. C’est pour moi la personne où il y a ce va-et-vient continuel entre ce qu’on appelle l’abstraction et l’inverse total. Et c’est ça qui fabrique du réel. Cette espèce de mariage absolu. Alors que Picasso, c’est... C’est essentiellement du style. Je suis con, tant pis, j’assume. C’est un « grand peintre », Picasso. Francis Bacon, c’est... J’ai vu l’affiche d’une exposition récente, qui est à partir de Rembrandt. Tu sais, le bœuf écorché. En fait, c’est une monstruosité. A mon avis, je vais te dire, pour moi très clairement ce que j’en pense : c’est un delirium tremens. Complètement. Je ne devrais pas dire ça mais j’en suis persuadé. C’est un grand délire. Comme certains contes d’Edgar Poe, dont j’ai lu les commentaires. Par exemple, « L’Ange du bizarre », qui est une espèce d’épouvante. J’ai lu ça il y a très très longtemps. Il n’en reste pas moins que c’est une œuvre absolument incroyable, Francis Bacon.
Philippe Sollers dit en substance que Bacon réussit à peindre l’intérieur du pouvoir. Et que c’est ce qu’un peintre doit faire. Qu’en penses-tu ?
– Qu’est-ce qu’il appelle le pouvoir ?
Le pouvoir social-religieux.
– Je me souviens d’une phrase très intéressante de Sollers où il parlait de peintres, là vraiment, je l’aurais eu à côté de moi je l’aurais embrassé. Il disait, en somme, bon, monsieur machin... qui fait du noir... Soulages... « Soulages ne donne aucune nouvelle du monde, par contre Balthus, oui ». Chapeau. Ça rejoint un peu ça. Lorsqu’on me dit que la peinture c’est le pigment, ça ne m’intéresse pas. Je connais ça parfaitement, en plus. C’est justement ce qui nous a différencié de beaucoup de peintres, avec mon ami Michel Zevort, à la fin des années 60. Parce que nous, on était complètement dans la passion de la tradition. Dans une espèce de folie par rapport aux matériaux.
Au savoir-faire.
– Oui, mais le savoir-faire ce n’était pas seulement ça, le savoir-faire était aussi mélangé au spirituel.
Tu as étudié la peinture religieuse ?
– J’allais au Louvre tous les jours. Surtout voir Léonard de Vinci, Bruegel, Jérome Bosch, Van Eyck, et compagnie. Tout un ensemble de peintres ont fait table rase de ça. C’est ce que je te dis du poète persan : « L’art oublie, la poésie tient l’homme en éveil. » C’est une phrase impensable. Je trouve que c’est impensable. L’art oublie... Enfin, certains pratiquants. Pourquoi ? Est-ce que c’est la trouille ? La poésie tient l’homme en éveil... Je trouve ça d’une lucidité affolante. J’avais envie de le marquer en grand sur une poutre de mon atelier. Je vais le faire.
Qu’avez- vous découvert en vous passionnant pour cette tradition ? Que retiens-tu de cette période ?
– (silence) Je parle pour moi. (silence) Ça, c’est une question à la con.
Peut-être est-elle mal formulée.
– Ah non, pas du tout, elle est très bien formulée, elle est directe, elle a le mérite d’être directe. (silence) D’abord, il n’y a rien de définitif. Cela m’a conduit aussi vers le verbe voir. Qui est une activité, qui persiste, qui existe, par rapport à plein de rencontres que j’ai faites depuis longtemps. Que ce soit Bernard Noël, que ce soit Alain Jouffroy... Qu’est-ce que c’est que voir ? Et puis par rapport à ce que j’ai fait aussi, qui a été vu d’une certaine manière. Notamment un événement important à Montbelliard, où j’avais fait un mur peint, et où j’ai pigé définitivement que notre vue était fabriquée. J’ai peint un mur que l’on m’avait commandé, parmi treize murs dans treize villes (c’était l’époque du premier mandat de Jack Lang), et j’ai fait un immense tas de briques, avec une voiture, avec le haillon arrière ouvert, une Renault. Il y avait une espèce de grande trace d’essuie-glace, sur le coffre arrière. Et dans le tas de briques il y avait un coup d’essuie-glace. Et ce mur peint était à la sortie de l’usine de bagnoles... Scandale... Scandale dans la place. D’abord, à Montbelliard on fabriquait des Peugeot. Voilà. Et moi j’ai fait une Renault. (rires) J’ai pas fait exprès, je n’ai pas fait exprès, je te le jure. Ce n’était pas de la provocation. C’était une Renault... On la reconnaissait... Déjà, problème. La presse : « C’est inadmissible de mettre de l’argent dans un mur qui représente un accident de voiture ». Tu parles, la voiture était au pied d’un tas de briques, il n’y avait pas d’accident, il n’y avait rien, il ne se passait rien, il y avait seulement une voiture au pied d’un tas de briques, comme une voiture posée au pied de ce meuble, avec le haillon ouvert, avec un coup d’essuie-glace, c’est tout. Tous les vieux ont crié au scandale. Je me suis dit, putain : la guerre. Et il y a eu des enfants à qui on a demandé leur avis. L’inverse. Il ne s’agissait pas de ça. Les enfants ne voyaient pas du tout ça. Au contraire. Représenter quelque chose, justement, par rapport à Sollers, il a raison : représenter quelque chose, c’est un grand danger. Et comme il disait à propos de Balthus, eh bien lui, il donne des nouvelles du monde. Je ne le tiens pas pour un écrivain de génie, je ne vais pas le comparer à Michaux, par exemple, mais je trouve qu’il a oublié d’être con. Je pensais à lui, hier, justement, et je me disais : bon d’accord, c’est un écrivain, il a pigé, justement, il a pigé le pouvoir. Contrairement à nous.
Quand Sollers dit que Bacon peint l’intérieur du pouvoir je trouve cela très intéressant parce que sans doute le point le plus ultime de la peinture se situe là.
– C’est pour ça que je suis dans la merde.
Je ne sais, au fond, si l’on peut dire qu’il y a un « point ultime » de la peinture, mais en tous cas il y a une dimension inachevable de la peinture dans ces parages.
– Bacon a été pour moi un grand choc, et j’y pensais aussi hier. Avant j’étais dans mon grenier à la campagne, et je faisais mes petits tableaux que toi, et d’autres, aiment... Excuse-moi, je passe... J’étais déjà dans le doute, parce que cette complétude absolue, de détails, descriptifs... J’écoutais France Musique en peignant, et un jour, je ne sais plus qui parlait... Ecoute, cela fait au moins 30 ans et j’ai toujours sa phrase dans la tête : « Méfions-nous des mots qui veulent dire quelque chose et qui tout en le disant le tue dans l’œuf. » Cette phrase s’est appliquée à ma peinture de l’époque, et ça l’a mise en question. C’est une phrase incroyable. Ça met aussi en cause certains peintres engagés des années 68, tu vois... Ça s’est gravé dans ma tête comme dans du marbre. Souvent les gens me disent : « Tu cites beaucoup des choses, des gens...  », eh bien oui, je vis avec des phrases pendant des mois, pendant des années. Je ne suis pas le seul. Je peignais et j’entends ça : fracas. Comme un fracas infernal. Deux ou trois mois après je voyais l’exposition de Francis Bacon. Et tout de suite après, qui je rencontre ? A ton avis ? Alain Jouffroy. Alors là, évidemment, les choses ont basculé. Je m’étonne d’ailleurs de vivre aussi longtemps avec des phrases. J’ai aussi vécu très longtemps avec une postface de Deleuze à un petit livre de Melville, où il parle d’un langage à l’intérieur d’un langage. La postface de Deleuze, c’était un massacre. Il parle d’une langue à l’intérieur d’une langue. C’est infernal. En fait, le livre raconte l’histoire d’un mec, on ne sait pas s’il est banquier, ou je ne sais quoi, il mène une vie complètement ordinaire et il passe son temps à dire... Je ne sais plus ce qu’il dit...
– « I would prefer not to ». C’est Bartleby.
– Voilà. Tu as lu la postface ?
Je n’ai pas cette édition.
– Ahurissant. Et le petit roman est magnifique. Une langue dans une langue. Je conçois aussi la peinture comme ça. Ce n’est pas si simple.
C’est aussi toute la grâce. Nous vivons dans un temps où le signe ne doit pas déborder le signifié.
– Tu vois ce sont des choses qui m’accompagnent très longtemps. C’est pourquoi je réponds au gens : « Je ne cite pas : ce sont mes compagnons ».
C’est curieux de penser qu’un peintre ne devrait pas être habité par des phrases.
– Ça, il faut leur demander, mon cher. C’est ce que je dis à chaque fois : je ne connais pas de très grand artiste qui ne soit pas cultivé. Ça n’existe pas. Peut-être qu’il y en a. En tout les cas, dans ceux qu’on connaît, une majorité sont cultivés.
Ça me sidère. Ce n’est pas la première fois que tu me dis que parmi le public de ta peinture, beaucoup s’étonnent de ton intérêt pour la poésie et la littérature.
– Il y en a plein. Je peux même te donner rendez-vous avec eux ici. Et pourtant, je n’ai pas la prétention d’être très cultivé. Surtout pas. Oui oui, je suis foudroyé par les choses, mais je ne suis pas quelqu’un de « cultivé ». Je vis avec des moments, avec des livres, voilà.
J’aimerais revenir à cette histoire de la citation, qui mérite que l’on se penche dessus. Tu fais là toi aussi une citation (avec La Tour), mais pas du tout dans le même esprit que certains peintres, comme Chambas ou Rancillac, par exemple.
– C’est venu à cause de la grande bougie prise à l’imprimerie, la réapparition du personnage de La Tour.
J’ai compris, mais ça veut quand même dire, je me dis, à tort ou à raison, qu’il y a donc une imprégnation profonde de ce que peut véhiculer un tableau pour qu’à un moment donné il resurgisse comme ça à la faveur d’une forme ou d’un objet. Qu’est-ce que c’est qu’une citation ? Est-ce que c’est une chose qui respecte le tableau cité, ou est-ce quelque chose qui retraverse le tableau que l’on cite ?
– Ça c’est facile. Pose la question. Mets là en plus.
Pour moi, et c’est justifié par ce que tu me dis de la façon dont tu as peint ce tableau, c’est un tableau que tu retraverses inconsciemment et qui vient là se manifester. Mais c’est quand même une citation.
– C’est le tableau qui m’agrippe. Et c’est la deuxième fois. Contrairement à Herman Braun-Vega, par exemple, qui mélange, qui met en situation, qui fait un peu de Vélasquez mélangé à... Ce n’est pas du tout mon propos. (Christian montre une reproduction du tableau dans lequel il avait déjà mis l’enfant de La Tour) Voilà. J’avais cité ça sur une page de carnet, et je l’ai déchiré en deux. Tu as raison, la citation, c’est une question qu’il faut poser. Pourquoi les peintres utilisent ce procédé ? Est-ce pour devenir visibles ? En tant que peintres ? C’est pour cela que je te parlais de peinture « prolétaire l». Enfin, ce n’est pas le terme. Le fameux texte de Petr Král, « Fin de l’imaginaire », c’était déjà très évident. Il ne s’agit pas de dire que la peinture c’est de l’imaginaire, ce n’est pas ça, mais lui disait, voilà, le réel, en fait, c’est l’extraordinaire. C’est plus important qu’un soi-disant imaginaire.
Pourrait-on dire que beaucoup de peintres aujourd’hui sont dans le souvenir de la peinture beaucoup plus que dans la peinture ?
– (long silence) Le souvenir de la peinture, il est imperturbable. (silence) Il est présent totalement. (silence) C’est difficile, ce que tu demandes. Cela rejoint ce que l’on disait tout à l’heure. Je m’intéresse aux peintres qui donnent des nouvelles du monde. Donc, que cela passe par un certain souvenir de ce qu’est la peinture... Je pense que ceux qui ont donné des nouvelles du monde... Est-ce que ça va jusqu’à Manet ? Peut-être que je dis une connerie.
Ça ne va pas au-delà de Manet ?
– Après c’est autre chose, on s’adresse à la peinture moderne, là ça en donne. Mais à ce moment il y a une rupture... voilà... avec les impressionnistes, bon... J’ai lu un livre que malheureusement je n’ai plus, qui s’appelle « Eros et les chiens », de D.H. Lawrence. Il parle de Cézanne et de Matisse, et ce qu’il dit est vraiment intéressant, il dit : « Cézanne, il ne faut pas oublier que c’était un homme qui ne pensait qu’à une chose, c’était faire le tour d’une pomme. Ensuite, Matisse arrive, et il prend ça pour de l’argent comptant. » Tu vois ? Et en même temps, il dit : « Quelqu’un découvre la formule de l’eau. L’eau c’est H2O. A partir de cette découverte, on ne s’occupe que de H2O, on n’a pas affaire à l’eau. » Donc au réel.
Cézanne n’a pas peint que des pommes. Cézanne a peint des baigneurs, justement.
– Ce n’est pas ça. On part d’un truc soi-disant définitif : eh bien non, come-back complet. Peut-être que ce n’est pas vrai pour tout le monde. Daniel Pommereulle était absolument Leonardo da Vinci. Il connaissait. Le peu, le peu de choses dont on parlait, ce n’était pas des artistes actuels, jamais. On parlait du Quattrocento. Ce livre est très intéressant, c’est une critique très violente de ce qu’on appelle la modernité. Il dit voilà, il y a H2O, ils partent de H2O, et l’eau, terminé. Donc ça veut dire, perte du réel complète.
Perte du rapport intime avec le réel.
– Même Picasso a eu conscience de ça. Invité à une exposition de jeunes peintres, tu sais ce qu’il déclare à la fin ? « Ah, oui, c’est très intéressant, mais il y a un problème, c’est qu’ils commencent là où je m’arrête. »