La nouvelle figuration

Jean Luc Chalumeau, Ed. Cercle d'Art



Christian Bouillé appartient à la deuxième génération de la Nouvelle Figuration. Il a exposé galerie Nina Dausset en 1979 et 1980, dans plusieurs galeries allemandes, la Galerie Braumüller à Paris où Petr Kral le repère ;  dans sa région, la Normandie, au Japon, Etats-Unis. En 1985, il expose galerie ABCD - Christian Cheneau, et Alain Jouffroy s'enthousiasme dans Opus International : « la peinture de Christian Bouillé nous rend les choses les plus lointaines, les plus les étrangères, aussi familières, aussi secrètement intimes que notre propre corps, notre manière de regarder la rue où nous marchons, et de capter un regard. Elle nous inscrit dans cet espace-là, du débordement, de la dérive, du décalage, comme si elle nous happait  sur ce territoire ... ». Il faut essayer de comprendre qui est Bouillé, et comment fonctionne sa peinture.

À un certain moment de sa vie, Christian Bouillé prenait beaucoup le train. C'est alors qu'il  s'était avisé que sa mémoire retenait certaines images plutôt que d'autres, parmi les milliers offertes à sa vue pendant le parcours, et que des liens non logiques s'établissaient entre les diverses choses et impressions ainsi stockées. Bouillé évoque rapidement cette découverte à propos de sa peinture, et ne cherche pas à s'expliquer davantage, mais nous en savons assez. La mémoire du voyageur et celle du peintre ne font qu'une. Le peintre guette les surprises qui vont naître de l'organisation des formes et des images qui s'imposent à lui tout comme le voyageur s'amusait des séquences incongrues associées sans préméditation par sa mémoire, après un parcours ferroviaire dans l'espace et dans le temps. Quelque part dans la Critique de la faculté de juger, Kant note que « le créateur d'un produit qu'il doit à son génie ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s'y rapportent ». Nul doute que Christian Bouillé, qui aime autant les intellectuels qu'il se méfie de leurs systèmes, reconnaisse là  une observation adaptée à sa propre démarche. Car s'il y a bien une idée esthétique qui oriente son oeuvre, elle ne saurait se concevoir ni s'énoncer clairement. L'artiste (l'artiste  « de génie » précise Kant, qui veut simplement parler d'un véritable créateur à la différence du simple imitateur) ne suit aucune règle car c'est lui qui les attente. Le miracle de l'art, c'est cette invention inconsciente qui cependant fait sens pour l'artiste et bientôt pour le spectateur.

C'est ainsi que ce simple emballage de Gauloises abandonné près de la Gare du Nord, qu'un passant anonyme à déplacé du pied en lui faisant involontairement accomplir une trace franche sur le trottoir poussiéreux est devenu de tableau en tableau cette forme bleue suivie d'une sorte de sillage de même couleur, mais moins intense, achevé enfin en une sorte d'hésitation ou de vide : une infinitude dont la clé, sans doute impossible à reconstituer sans la confidence de l'artiste, n'a de valeur qu'en tant qu'élément plastique parmi d'autres, tous issus du tri mystérieux opéré par la mémoire du peintre.

Si le classicisme en art, est défini par l'ensemble des règles réunies en préceptes s'imposant aux artistes, alors Christian Bouillé est le plus anticlassique des peintres. Toute son oeuvre peut être résumée en un orgueilleux défi aux règles, en une affirmation passionnée de la liberté du créateur. Insolent, cet artiste ? Oui, s'il s'agit de vivre avec panache une aventure plastique intensément solitaire. Non, s'il s'agit de nihilisme stérile. Car Christian Bouillé est trop peintre pour user de sa liberté en s'abandonnant, soit aux provocations dites minimalistes, soit aux affèteries de certains experts en citation qui multipliant les références aux oeuvres des autres, oublient souvent d'être eux-mêmes. Les tableaux de Christian Bouillé doivent être abordés comme les étapes significatives d'un cheminement absolument personnel, moins nourri d'histoire des formes que des rencontres de l'artiste avec des êtres exceptionnels à des titres divers.

Ces tableaux font sens, mais un sens qui ne préexiste pas à l’œuvre et doit être trouvé par l'artiste comme par celui qui les regarde. On distinguera des techniques (l'acrylique et le pastel, le recours à des toiles non préparées dont de larges parties restent en réserve) et des constantes (la prédilection pour le collage, sur les toiles, de feuilles arrachées aux carnets de croquis qui lancent un thème : par exemple le cycliste vu de dos, avec un cageot sur le porte-bagage), mais toujours quelque chose dans le tableau résistera. Aucune oeuvre de Christian Bouillé n'est clairement lisible, et aucune grille ne saurait en percer les secrets. Ne serait-ce pas là la véritable réussite de ce peintre inclassable ? Devant cette organisation de formes plus ou moins indéchiffrables, n'avons-nous pas l'impression d'être placé devant la vie même, avec ses lumières et ses obscurités, devant la nature en somme, dont nous devons sans cesse recomposer l’inépuisable foisonnement pour nous repérer en elle ?

C'est Kant, encore, Kant le farouche anticlassique, qui affirmait splendidement que « la nature était belle lorsqu'en même temps elle avait l'apparence de l'art ; et l'art ne peut être dit beau que lorsque nous sommes conscients qu'il s'agit d'art et que pourtant celui-ci nous apparaît en tant que nature. »

Christian Bouillé, comme tout véritable artiste, traque la beauté, mais il sait qu’elle n’advient que par surprise.