Christian Bouillé, vu

Pablo Durán, février-mars 2000.



Les premiers signes que la peinture de Christian Bouillé a fait au monde extérieur, après s’y être préparé en grand secret comme on le ferait d’un attentat, ont été très tôt perçus par quelques individus irréguliers qui, évidemment, n’en ont fait qu’à leur tête. Il ne lui en fallut pas plus pour se fortifier, et vivre cette succession de paliers comme autant de déclencheurs différents des évolutions de son travail. Pourtant, tout s’est passé comme si c’était Bouillé lui-même qui, par ses tableaux, prévoyait de telles rencontres, les provoquant à l’avance plus ou moins consciemment.

La peinture de Bouillé est toujours en avance sur l’idée que l’on s’en fait, parce qu’on la rencontre fatalement au moment qui succède celui où elle nous avait pensé,où elle semble avoir prévu nos plus secrets changements. Mais de quoi parle-t-elle donc, alors ? Eh bien de ça, justement, de ce moment où tout est en train de changer, de ce moment où l’on traverse sans s’en rendre compte le rideau de pluie des apparences, et où l’on vient coller son dos à la surface des images pour voir qu’elles ne donnent que sur les « choses », et les mots.


La vie de Christian Bouillé est un peu à cette image. On ne sait jamais où il en est, de quel côté du tableau il se trouve. Il vit sa vie, et sa peinture, comme une mise en équation permanente de tous les sujets. Chacun de ses tableaux en est le symbole le plus flagrant. Un « vrai » tableau, c’est quelque chose capable de nier la négation du réel sur laquelle s’appuient confortablement toutes les manipulations par l’image. Il faut commencer par comprendre ça avant de regarder non seulement la peinture de Bouillé, mais toute peinture et toute image conscientes de leurs enjeux. C’est pourquoi sans doute on ne pourra jamais « expliquer » la peinture de Bouillé, car elle ne tend pas à justifier le monde, ni à se justifier elle-même, mais parce qu’elle saisit et rassemble les signes comme au moment de la foudre : éclairés dans leur fixité, chaque objet, paysage ou individu qui s’y trouvent illumine la vue, et la pensée, comme des torches fouillant ce que nous portons en nous sans le savoir. Christian Bouillé est un cambrioleur de sens. Il n’a que faire de la « volonté de faire sens », suspecte à bien des égards, puisqu’il en parcours le nerf naturellement.
« Ce qu’on voit est-il le sujet ? », se demandait Bernard Noël en ouverture du texte (l’un des meilleurs) qu’il a consacré à Bouillé. Et il poursuivait : « La question peut paraître insensée parce qu’elle met en défaut le pacte visuel qui fonde l’ordre des choses sur la coïncidence de l’identité et de la visibilité. »

Tout est là. La vue est le lieu d’un passage, et d’une possibilité de changer ou de perturber la donne du « discours ». Depuis ses tous premiers tableaux, Christian Bouillé n’a de cesse d’en saisir et d’en faire jouer les ressorts, attentif à toutes les  perturbations dont elle est l’objet, comme pour en délimiter la frontière insoupçonnable mais néanmoins visible. Il suffit en effet de « mettre en défaut le pacte visuel » pour que le réel s’ouvre de tout son long comme le ventre d’un animal, pour voir apparaître la connivence profonde qui s’exerce entre chaque objet et entre chaque chose. Et celle-ci nous raconte quelque chose, mais quoi ? C’est la question. Regardant bon nombre de photos préparatoires des tableaux anciens de Christian Bouillé, je suis resté sans voix d’y retrouver l’esprit même de sa peinture, et je compris que chez lui absolument tout est réel ; ma réserve inconsciente à l’égard de cette possibilité s’en est retrouvée retournée comme un gant. Si le tableau pour lui consiste souvent à regrouper, exactement comme le réel le ferait, certains de ses éléments séparés dans le temps, c’est pour en décupler l’effet, mais aussi les raccorder directement à la vie. L’ apparence d’une situation impossible, ou indéterminable, la présence sur un même tableau qui a l’air balayé par le vent d’une tente où deux hommes discutent et d’une poule sur laquelle un militaire se tient au garde-à-vous, entre autres choses et autres objets collés, sont reliés par un même souci de faire coïncider la mémoire avec le possible et vice-versa. La vue n’en est pas l’obstacle, loin de là. Mettre en défaut le pacte visuel ne revient pas à porter le discrédit sur ce que l’on voit, mais au contraire à nous ouvrir la vue, et à nous ouvrir les yeux sur toutes les images.


C’est par ce travail sur la vue, sur les objets, et sur la vie individuelle (à travers la narration) que Christian Bouillé s’est ouvert brusquement au pressentiment de ce qui arrive, de ce qui peut avoir lieu. Le « pressentiment d’une catastrophe » qui parfois se fait jour dans ses tableaux est sans doute ce qui le rapproche le plus de Jacques Monory, par exemple, mais c’est d’un autre type de catastrophe dont Bouillé a su pressentir la venue. Ses tableaux de la fin des années soixante-dix comptent déjà parmi les plus forts de cette espèce, rare, de voyance, et resteront encore méconnus comme tels tant que la censure s’exercera sur le sens, social et politique, de ces nouvelles années de plomb (très glaciales) qu’ont été les « années 80 » pour tous ceux qui ont rejeté l’esprit de réaction qui y dominait au nom du  « réalisme ». Il perdure à bien des égards. Tout cela participe en effet à rendre ses tableaux d’aujourd’hui plus inattendus, donc « difficiles à lire » évidemment. Notre capacité d’éveil y est provoquée.

C'est à celui qui regarde de penser à son tour : l'image précède la pensée. Une femme sur des échasses ? Une femme de trois mètres de haut, souriante, et même prête à rire ? Elle tient, elle ne tombe pas, elle ne tombera jamais, on comprends ça tout de suite. Elle est en équilibre, et elle est mobile. L'équilibre mobile : c'est le sujet. Et le sujet est, lui aussi, en équilibre. Il y a ces sortes de bouteilles renversées et empilées, comme des réservoirs, presque vides d'ailleurs, traversés par la lumière jaune qui éclaire le fond. Et puis c'est tout. Economie de moyens (parfaitement maîtrisés), économie de signes (lumineux), comme dans cet autre grand tableau, cet autre chef-d'œuvre qui est le pôle opposé de la femme aux échasses, et où l'on voit une monumentale couronne coiffant un personnage à peine marchant, et peint comme par un chinois. Non, Bouillé ne complique pas forcément ses tableaux, même quand il ajoute ou surajoute des signes et des objets. Dans les deux que je viens de citer, ce qu'il y a à voir est à ce point devant nos yeux qu'on en oublierait presque de le penser, obsédés que nous sommes par la complexité et les détours. Si la femme sur des échasses s'impose avec autant de naturel que de surprise, c'est, bien sûr, par sa composition, mais cela ne suffit pas. Les réservoirs sont presque vides ? Qu'à cela ne tienne, cette femme est traversée par la lumière, et elle est même, là, en pleine lumière, comme la peinture. Y a-t-il un sens caché ? Non, tout est là : c'est à vous de jouer. C'est à vous de comprendre que la peinture se confond avec la mobilité, avec la hauteur du rire et de la joie, avec sa lumière, et que la hauteur même est une manière de se camper, de se poser, bras en action simultanée avec les jambes, mouvements du regard et du torse aériens. Le mouvement est là, et les bouteilles peuvent se vider allègrement, se répandre dans la lumière, qu’importe. Pourquoi ce tableau répond-il si bien à celui de la couronne ? Parce que leur poids s'opposent et se complètent. Peu de peintres peuvent oser de telles « images ». Car il n'y a pas d'« astuce » dans ces tableaux, il n'y a pas de double-jeu à l'égard de la représentation. Le sens ? Il est d'abord visuel, donc difficile à communiquer sous forme de mots. Seraient-ce des tableaux ironiques ? Certainement ! Mais regardez un peu cette agitation sous la couronne, au centre, et ce mouvement dans l'apparition du personnage, on dirait qu'il recule. Cela a tout de la vision instantanée. Et c'est pour ça qu'ils tiennent.
Voilà : ce n'est pas l’ « image » (son langage plus ou moins répertorié) que nous « comprenons » en tant que telle, c'est aussi l'objet représenté, dont la force et la présence mystérieuses sont activées grâce au détournement du langage visuel opéré. C'est l'idée même que nous nous faisons du voir qui est volontairement attaquée, pour atteindre autre chose, qui ne serait plus la peinture, qui ne serait plus la vue, et qui ne serait plus les objets, mais leur sens souterrain commun, incroyablement ouvert, incroyablement vaste. Une telle ambition défie les lois de la peinture comme des mots.

On pourrait faire le reproche à Christian Bouillé de manier trop de langages à la fois, mais on ne peut le faire que si l'on est conscient de la duplicité du réel dans laquelle nous nous trouvons quotidiennement. Sa peinture est en réalité l’un des exemples les plus forts de pensée visuelle en action. Comment en ressaisir le fil si nous ne prêtons pas attention, par exemple (j'y repense soudainement), à la vibration qui se forme entre la lumière et l'ombre, comme lorsqu'un immeuble au loin est éclairé par l'arrière ? Cela me renvoie au titre d'un tableau, La poussée derrière l'ombre, qui me semblait énigmatique et m'apparaît à présent on ne peut mieux descriptif. Il faut toujours être très attentif aux titres des tableaux de Bouillé. Oui, il y a une poussée derrière l'ombre, c'est l'évidence, et je viens seulement de m'en rendre compte en marchant dans la rue aujourd'hui.

Le fil de la pensée visuelle nous paraît d'autant plus difficile à saisir que nous transformons rarement nos perceptions quotidiennes en mots, ce que ne manque pas de faire un peintre comme Bouillé. Aussi rien ne s'oppose à ce que des mots, des interjections, des écritures apparaissent dans ses tableaux. Ils se fondent à la peinture ; c'est très différent d'une écriture ajoutée, ou collée. Les interactions entre les figures, les objets et les collages ne sont pas exactement de l'ordre du rébus, moins encore de l'illustration, mais d'une seule et même intuition, voire d'une seule et même certitude, qui peut soudain avoir force de loi. Depuis ces Etc. du paysage, pressentis avec Alors, vite, ce tableau-rupture où la figure est réapparue chez lui comme un coup de gong, Bouillé explore cette brèche qu'il a ouverte à l'intérieur de la pensée visuelle. Celle où la narration et la mémoire se frottent pour augmenter l'espace où nous pensons et où nous percevons. Les chaises généralement traînées sur un parquet près d'une table sont emmenées on ne sait où dans le paysage. Une chaise pour s'asseoir, regarder, sans doute. Mais pour s'arrêter où ? Ce n'est pas l'arrêt qui est en jeu. Car Les etc. du paysage sont aussi des paysages déplacés, emmenés avec soi, comme cette chaise. Et les objets qu'il colle sont aussi des objets qu'il emmène dans le tableau. Il change leur statut et nous trompe ? Mais oui, comme lorsqu' auparavant il les peignait, ce qui était différent tout en étant semblable : il active la pensée des choses. On est, là, dans le terrain le plus ouvert et le plus imprenable à la fois. Celui qui mêle l'individu à son histoire, les objets aux individus, les paysages à l'histoire et aux guerres. Celui qui mêle la peinture à l'histoire du monde tout entier.

Je suis étonnamment calme depuis que j'ai commencé ce texte. Suis-je persuasif ? Je ne cherche pas à l'être. La peinture de Bouillé est venue se loger en moi, épouser mon corps, et je ne sais plus ce qui m'appartient de ce qui lui revient. Elle m'a envahi, a fait de moi l'un de ses atomes, ou l'inverse – ce qui est la même chose. On a traversé ensemble un paquet d'obsessions, et on en est revenus. L'idée, désormais, est de porter un coup. Une opération a eu lieu. Je retrouve la douceur qui annonce le printemps, la légèreté qu'il peut y avoir à marcher dans Paris – même si tout le monde vous dit le contraire. Que va-t-il se passer ?

Il va falloir répéter pas mal de ces choses-là avant d'entrer dans la voix. La voix de la peinture (car elle en a une), qui vous permet notamment de comprendre comment un homme peut vivre le monde comme une seule chose, en ne séparant pas la lumière de ses voyages, ce à quoi il y assiste, de celle de l'atelier. Il faudra savoir la capter, et comprendre qu'elle se confond avec la nôtre : celle que l'on entend-comprend (pas d'autre choix) en observant la manière dont les individus bougent, se déplacent, restent assis, parlent ou se taisent. La voix qui réunit les choses pour ne plus les enfermer en elles-mêmes ni dans leur représentation. Ça ne s'explique pas. On ne demande pas d’expliquer le secret d’une éclaboussure. On ne demande pas d’expliquer le secret d’un rayon de lumière qui vous régénère le cerveau. On se pose des questions. On en parle à ses amis ou alors on leur envoie des cartes postales. Je sais : c'est très décevant. A moins que vous ayez un jour, comme moi, et quelques autres, la chance de l'entendre. Soyez heureux.

(Version revue et définitive du texte paru dans Christian Bouillé : les choses nous pensent, Yeo, 2000. )