Christian met ses pendus à l’heure

Petr Král, août 1990.


Lorsque je demandais à un ami pourquoi le jazz des Noirs lui semblait sans commune mesure avec celui des Blancs, il répondait que seuls les premiers savaient traiter la musique en voyous. Christian Bouillé, qui aime la peinture d’amour depuis son adolescence mais qui écoute aussi beaucoup de jazz (noir et blanc, faut-il le préciser), se distingue peut-être de ses collègues d’une manière analogue : parce qu’il sait être le voyou de son art. S’il est fasciné par sa singulière magie et par ce qu’elle lui permet de dire, il s’en méfie aussi comme d’un beau piège où l’on ne s’enferme pas sans s’amputer d’une part de soi-même ; s’il ne perd rien des séductions lumineuses d’une « palette » épanouie comme celle de Degas ou de Monet, il ne s’en approche, lui, que peu à peu, avec une réticence et une ambiguïté fécondes, comme pour mieux mériter ses dieux.

Il n’en finit pas, ainsi, de venir à la peinture comme quelqu’un qui arrive de loin, qui se livre à l’art tout en examinant ses limites et qui est comblé par lui sans jamais être satisfait. En cela, dans la tradition de l’art français (ou faut-il dire parisien ?) et de ses frissons de sensualité froufroutante, il représente aussi une exception, un corps étranger et dérangeant comme l’étaient en leur temps un Courbet (trop lourd), un Delacroix (trop excessif) ou même un Cézanne, d’une gaucherie touchante mais décidément trop maniaque...


Christian, quant à lui, pécherait simplement par son penchant au doute, face à la peinture comme face aux choses elles-mêmes. D’entrée de jeu, en peignant, il serait autant conscient des pouvoirs de la peinture que de ce qui lui échappe, comme on tient à la fois le pinceau et le bâton sur lequel s’appuie la main, et qui tout en soutenant le pinceau dans son travail pointe dans une direction différente. Le plaisir de peindre, de même, se double chez Christian d’angoisse – peut-être même de douleur – pour qu’une véritable joie (et non simplement la jouissance) devant l’existence naissent de la tension et de l’écart des sentiments... Comme à l’image de la campagne où il se retire pendant l’été, tout en bocages retranchés perfidement derrière leurs haies, la réalité elle-même, pour le peintre, est plus qu’un beau modèle à exalter par la ligne et la couleur, pour simplement perpétuer le feu de la Création ; découvrant d’emblée au réel une sorte d’insalubrité innée, un aspect fatalement empoisonné et piégé, il se tient aussi aux aguets devant lui et mêle à son exaltation un ricanement ironique à l’égard de ses trésors. La Création n’est renouvelée qu’au prix d’une mise en cause de ses apparences (voire de ses lois), l’interroger est aussi important que d’en jouir. Avant d’être une féerie visuelle, un tableau de Christian est un lieu de trouble et d’inquiétude, une énigme qui nous presse de questions comme si sa solution seule devait rétablir l’équilibre menacé du monde. La fragilité de cet équilibre – et de nos existences – est d’ailleurs l’un des « thèmes » souterrains de l’œuvre. Si les silhouettes humaines qui peuplent les tableaux de Bouillé frappent d’abord par le mystère de leurs raisons d’être, ce mystère lui-même se confond de plus en plus avec ce qu’elles ont de précaire et de vulnérable, avec l’évanescence de corps sommairement esquissés, affleurant à peine l’intérieur d’une « réserve » laissée en blanc et cernée par un trait grossier (Le Minimum de disparition n° 3),s’effaçant complètement dans l’intervalle entre deux bandes bleues qui, comme bues par le fond, laissent à leur tour transparaître la toile nue. Tout comme les objets avec lesquels ils forment parfois d’étranges « constellations », les personnages du peintre trahissent d’emblée un non-enracinement dans le sol, surnageant littéralement à la surface d’une étendue de couleur qui, jaune ou bleue, évoque d’avantage un ciel ou une surface d’eau qu’un sol, fût-il de sable ; les hommes eux-mêmes plus que des présences charnelles, sont de simples traces d’un passage, àl’image de ces bandes évidées et tremblantes qui raient la toile comme l’harmonica des bluesmen fend l’air de ses plaintes rauques. Une marginalité comme omniprésente, affichée d’entrée de jeu par Bouillé à travers le choix de ses personnages parmi les Noirs, les ouvriers, les nomades de toutes sortes, correspond elle-même moins à une attitude sociale qu’à un nomadisme existentiel – et métaphysique – sous le signe duquel le peintre tient à placer toute sa peinture. Si la révolte n’est pas absente de ses tableaux, si une violence sourde soutient leur finesse, elle passe entièrement dans l’aspect irréductible de leur propos, sa singularité obstinément affirmée contre le tout-venant d’une culture médiatisée... L’entendant l’autre jour, par erreur, parler de pendus qu’il faudrait mettre à l’heure, je ne m’en étonnais guère, pensant que malgré l’étrangeté du propos il savait bien ce qu’il disait. Toute sa peinture, en fait, est pleine de tels énoncés, de « pendus à remonter » qui s’avèrent à l’examen plus réels que de banales pendules. Il est vrai que le peintre reste fidèle à lui-même tout en poursuivant son chemin, à tel point que chaque nouvelle étape de l’œuvre est à la fois son prolongement et une mise en cause de sa lecture « acquise », tendant à en imposer une nouvelle. Récemment encore, la peinture de Christian semblait vivre d’une tension entre l’effacement des formes et leur précision, la conscience de la fugacité universelle et le besoin de lui opposer la fermeté d’un objet-fétiche, peint d’une façon « hyperréaliste » et enfermé anxieusement dans ses contours et son mystère. Comme, avant, les pointillés blancs perçant l’obscurité des paysages nocturnes, les rayures ou les traînées de couleurs avaient l’air d’introduire dans les tableaux la conscience du mouvement de la vie, celui qui, entraînant les choses dans son courant, est le seul à leur donner un sens tout en effaçant leurs contours ; elles sabordaient en même temps l’image par un rappel de sa « picturalité », en ramenant son espace et son volume fictifs à la planéité de simples traces de pinceau sur la toile...

Devant la nouvelle série de tableaux que Bouillé présente aujourd’hui, cette interprétation demande à être au moins élargie. Au-delà d’un va-et-vient entre bandes glissantes et objets-fétiches, ces tableaux oscillent aussi entre la déchirure et l’assemblage, entre de soudaines ruptures dans la continuité des formes – où on ne sait quelle fêlure première de l’être se fait jour avec une brutalité nouvelle – et des « conglomérats » de traces et de formes fragmentaires où un sens, malgré tout, semble se déposer comme nonchalamment, hors de la crispation fétichiste. Une nouvelle liberté qui s’affirme dans cette redistribution de signes est aussi une plus grande désinvolture plastique ; le jaune décolle du fond et des objets auxquels il adhérait, pour se soulever en nuages vifs (Si tous les Exodes n° 2),un noir comme redécouvert en tant que couleur « troue » la toile de taches généreuses (Si tous les Exodes n° 1, n° 2), cerne les corps d’un trait si épais que, loin de les enfermer, il leur ajoute du volume, les bandes jadis rectangulaires et droites s’incurvent et arrondissent leurs angles, un coup de vent précipite les formes gaiement perturbées dans les bras les unes des autres, pour les relier par une complicité d’ivrognes. En renonçant à la précision illusionniste – et à une vaine ambition d’enclore l’être dans les choses – le peintre a également donné une nouvelle vie à ses personnages ; d’une facture plus nuancée à force d’approximations et de traces nonchalamment assemblées, comme en signe d’acceptation de leur fugacité, ils acquièrent un curieux supplément d’épaisseur et, même, semblent esquisser un début d’enracinement dans l’espace qui les entoure, pourtant ouvert et flottant.

Bouillé, toutefois, n’a pas simplement adhéré au bonheur d’une peinture suave, d’une sensualité épanouie en calme présence au monde. Son œil continue à traverser les apparences, son pinceau s’anime toujours d’une nervosité trop citadine pour habiter simplement la toile en épousant le souffle de l’existant. S’il n’est plus hanté par la précision du contour, il ne se livre pas pour autant à une pure invention de formes ; ses « conglomérats » ont toujours la brusquerie de signes un peu sommaires, créés dans l’espoir qu’ils pourront résumer d’un coup – comme un « chiffre » magique – quelque substance des choses et arracheront au monde une part de son mystère.
Un travail de dispersion de plus en plus maîtrisé – ainsi que de mieux en mieux mêlé à l’invention des signes eux-mêmes – relativise certes aussitôt cet espoir, ouvrant la prison que le signe devient fatalement, sans rien cerner, et remédiant à la déception à laquelle à lui seul il conduit. Mais ce qui fait la singularité de Christian, c’est bien la duplicité du mouvement, le va-et-vient entre le signe et sa dispersion où le monde est dit « dramatiquement », comme un lieu tout autant de manque que de plénitude désirée. Dans la fuite des formes qui en résulte, la vie qui nous anime apparaît comme une urgence de chaque instant, la peinture elle-même, plus que comme un moyen d’accéder à la présence, est exaltée dans son pur surgissement, comme l’avènement toujours imminent d’un sens dans les traits et les couleurs...
La fragilité de l’être, admise et saluée, se mue dans cette exaltation en vertige qui est aussi une richesse et un soutien. Saisi par lui, le « héros » noir d’un tableau ancien (L’équation nomade, 1987),déjà, se dressait face à nous tout en restant couché sur la toile comme sur un tapis à nos pieds, pour devenir l’image même d’un flottement paradoxalement assuré – ou d’un désarroi ferme. Les petits cyclistes de plusieurs tableaux récents (de la sérieSi tous les Exodes),émergeant au bas d’un « conglomérat » de taches en pendeloque de misère comme agité par la tempête, se doublent grâce au même vertige d’insolents rieurs cosmiques suspendus au cœur du vide. Les absences, prises dans le mouvement, s’inversent à leur tour en présences, la toile nue ou une bande de couleur acquièrent l’évidence matérielle d’un objet, une nouvelle silhouette d’homme est prête à surgir des taches et des papiers collés qui, dans un coin du tableau, semblent seuls survivre au passage d’un inconnu, comme un tas de déchets. Quant à la lumière aveugle qui, dans les blancs de la toile, prend la relève du discours interrompu du peintre, elle semble donner corps à l’impossibilité même de l’existence et à sa fâcheuse tendance à se passer ailleurs, pour mieux nous la faire éprouver ici et maintenant.